vendredi 20 mars 2015

                                          Après CELINE - 2011 . . . . ALTHUSSER                                             

                                                 "célébrations nationales 2015"

                                                         LOUIS  ALTHUSSER
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                           Cinquantième anniversaire de la parution de :

                                    "Pour Marx" et "Lire le Capital"

                                          collection "Théorie" - éditions Maspero

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L.  Althusser,   LF.  Céline  &  la  rue  Lepic . . . .


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                                                                                         Gen PAUL. La rue LEPIC


                                                                              §



"Pourquoi écrire un livre ? Ce livre ? Et lui donner ce titre : D'une nuit l'aube ?
Si vous permettez, je commence par la fin : par le titre (et la sous-titre).
D'une nuit l'aube, ça fait bien sûr penser à Céline, qui a bousculé la syntaxe et la grammaire, quand, pour raconter ses incroyables histoires de Sigmaringen, où Pétain et toute sa clique s'était réfugiés, enfuis de France, pour se mettre sous la protection des nazis et à l'abri de la Résistance, il a donné pour titre à son livre : D'un château l'autre (faisant ainsi violence à la syntaxe de la langue française qui exigeait, imposait, qu'on écrivît: "à", tout simplement, mais il n'en est pas resté là, il a bousculé bien d'autres règles de notre sacro-sainte grammaire, dont on ne voit du tout pourquoi faudrait qu'on respecte jusqu'à plus soif toutes les manies héritées de personne ne sait quelle histoire,...
..../....
Bousculer la langue, oui. Mais je n'écrirai pas comme Céline, qui la bousculait pour se faire plaisir à lui tout seul, et aux intellectuels et autres qui voulaient s'en donner le frisson, de lire une langue jetée sur le papier d'un livre (Voyage au bout de la nuit, etc.)...
..../....
Donc, je n'écrirai pas comme Céline, mais quand même faut reconnaître que Céline est bien un des rares à donner l'envie d'écrire en bousculant la langue. Non. J'écrirai, ou plutôt je tenterai d'écrire un peu comme Piaf chantait. Elle aussi bousculait la syntaxe et la grammaire et le vocabulaire, mais elle y ajoutait quelque chose que le peuple a dans les tripes, le ton, et dans le ton le changement de ton,...
..../....
Pourquoi ce titre, donc : D'une nuit l'aube ? Pas célinien puisque rien d'escamoté, puisque seulement une inversion dans les mots: lire "l'aube d'une nuit", mais j'écris à l'envers pour montrer que c'est d'une nuit qu'on se tire et que voici l'aube, qui le prouve. La nuit, ma nuit, je ne la raconterai pas, on a chacun la sienne, faut savoir que la mienne dure depuis tant d'ans, à les compter par plusieurs fois dix.
Faire voir la nuit. Peut-on faire voir la nuit ? faire comprendre, ou sentir, ou comme on voudra ce que c'est que nuit, et après tout ce n'a jamais été que la mienne et celle que j'ai infligé à mes proches, la souffrance à jamais cicatrise sur les visages aimés haïs aimés à ne plus se regarder dans aucune glace qui soit. Non. Je préfère en donner une idée, indirecte, en racontant deux trois histoires vraies et connues de certains.
..../.... (436-441)


C'est alors que je fis la connaissance d'Hélène.                                                                       
                                                                           XI
Un soir de [janvier 1946], Paris couvert de neige, Lesèvre m'invita à rendre visite à sa mère, qui était rentrée de déportation dans un triste état, dans son appartement du haut de la rue Lepic. Je me revois encore traverser au côté de lesèvre, qui parlait pour deux, le pont enneigé de la Concorde.
Il me parlait de sa mère. C'est alors qu'il me dit: "Tu verras aussi Hélène, une très grande amie, elle est un peu folle mais elle est tout à fait extraordinaire par son intelligence politique et la générosité de son cœur." Un peu folle ? Que pouvait-il bien vouloir dire après de tels éloges ? "Nous la retrouverons au bas de la rue Lepic au sortir du métro."
Effectivement elle était là, nous attendant dans la neige. Une femme toute petite, emmitouflée dans une sorte de manteau qui la dissimulait presque entière. Présentations. Et aussitôt en marche vers le haut de la rue Lepic, sur les trottoirs verglacés. Mon premier mouvement d'instinct, fut de lui prendre le bras pour la soutenir et l'aider à gravir la pente. Mais ce fut aussi, sans que j'aie jamais su pourquoi (ou plutôt je ne le sais que trop : un appel d'amour impossible, doublé de mon goût pour la pathos et l'exagération des gestes) de glisser aussitôt sous son bras ma main vers la sienne, et prendre sa main froide dans la chaleur de la mienne. Le silence se fit, nous montions.
Je garde un souvenir pathétique de cette soirée. Un grand feu de bois flambait dans la cheminée...
..../....
Je perçus quand même en elle une douleur et une solitude insondables et crus comprendre après coup (mais ce n'était pas vrai je l'ai dit) pourquoi j'avais, rue Lepic, mis sa main dans la mienne. Dès ce moment je fus saisi d'un désir et d'une oblation exaltantes : la sauver, l'aider à vivre ! Jamais dans toute notre histoire et jusqu'au bout, je ne me suis départi de cette mission suprême qui ne cessa d'être ma raison à l'ultime moment.
Imaginez cette rencontre : deux êtres au comble de la solitude et du désespoir qui par hasard se retrouvent face à face et qui reconnaissent en eux la fraternité d'une même angoisse, d'une même souffrance, d'une même solitude et d'une même attente désespérée.
Peu à peu, je devais apprendre qui elle était.... (133-135)

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